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Van Gogh, Schuman, Maupassant, Hemingway, Blake, Whitman, ou Tchaikovsky ont tous eu des épisodes de maladies mentales au cours de leurs existences. L’activité créative jouit d’une aura quasi-mystique autour de laquelle circulent un grand nombre d’idées préconçues. Le créatif est forcément différent, et plus il est talentueux, plus il est déséquilibré… L’idée très romantique selon laquelle la création conduit à la folie, la marginalité ou l’excentricité est très répandue.
Bien que très peu d’artistes aient eu de graves maladies mentales, des études lient certains traits psychologiques à la créativité. Voici un petit état des lieux des liens entre la créativité et la santé mentale.
Selon Freud, l’artiste est un névrosé qui sublime ses pulsions sexuelles et réveille chez les autres les mêmes aspirations inconscientes. Freud n’a jamais étendu son analyse aux processus créatifs et à la pratique de l’artiste sur ses supports d’expression.
Les idées de Freud ont été très suivies, plaçant la névrose comme motivation essentielle de la création artistique. Il existe d’autres théories concernant l’origine de la volonté de créer, et il est fort probable qu’il n’y ait pas qu’une seule motivation comme moteur de la créativité, mais bien un ensemble de motivations.
En suivant l'hypothèse du trait névrotique, d’autres auteurs ont lié cyclothymie et créativité. Le changement d’humeur fait partie intégrante du processus créatif. Si nous résumons les humeurs par lesquelles passent le créatif uniquement au cours des différentes phases du processus créatif il est clair que nous avons des changements d’humeur très variés qui justifie l’utilisation du terme cyclothymie. Durant les années 80, Kay Redfield a étudié 47 écrivains, peintres et sculpteurs britanniques de la Royal Academy. Elle a découvert que 38% d'entre eux avaient été soignés pour des troubles bipolaires (trait névrotique). Ce taux monte à 50% chez les poètes.
Mark A. Runco et Selcuk Acar ont lié psychotisme et créativité dans une étude datant de 2012. Le trait de psychotisme est lié aux individus froids, hostiles, manquant d'empathie et présentant des tendances schizophrènes (inhibition cognitive entrainant des associations lointaines et inattendues.)
C’est probablement une des clefs de la créativité et le lien entre créativité et la maladie mentale. L’inhibition latente est un processus qui nous permet de gérer l’information à laquelle nous sommes confrontés au quotidien. Le cerveau évalue la qualité de l’information et la classifie selon son importance. Un exemple connu est celui de l’odorat. Nous entrons dans un lieu, une odeur nous marque puis elle semblera disparaître. Le cerveau n’a pas considéré que ce fût une information utile, il l’a donc éloigné de la conscience. En revanche, s’il juge qu’une information est digne d’intérêt, elle sera au premier plan de notre conscience.
Ce filtre agit sur tous les niveaux sensoriels et nous permet de ne pas être submergés par l’information extérieure. Nous avons vu dans la partie sur la sensibilité que le créatif se différenciait par sa grande sensibilité qui le pousse à noter des détails qui seront considérés comme inutiles pour les non-créatifs. Une des clefs de la créativité serait donc le degré d’inhibition latente de chacun.
Une carence d'inhibition chez les individus qui les ferait trier consciemment l’information provenant de l’extérieur. Une étude nord-américaine de 2001 a lié le génie à la folie en analysant le niveau d’inhibition latente. Le résultat est qu’une personne disposant d’un bas niveau d'inhibition latente et d'un QI élevé aura assez de ressources et de concentration pour gérer l’incroyable flux d’information qui parvient à son cerveau et en tirera parti, devenant plus créatif. Il en est de même à l'heure de réaliser des associations lors de la résolution d'un problème créatif. L'individu psychotique à tendance schizophrène aura tendance à réaliser des associations élaborées avec des élèments très éloignés. Si le trait psychotique est contrôlé, le potentiel créatif de l'individu sera gigantesque. En revanche, un individu qui n’a pas suffisamment de capacité de concentration et d’analyse se fera submerger par le flux d’information et d'association.
La dopamine joue un rôle prépondérant dans la créativité. Ce neurotransmetteur (une substance chimique qui permet la transmission de signaux entre les cellules du cerveau, les neurones en liant les récepteurs) est souvent surnommée "l'hormone de récompense" car elle intervient dans la reconnaissance inconsciente de ce qui pourrait nous mener à une récompense et donc du plaisir. Des études récentes ont démontré que l'éveil du désir pour de nouvelles expériences (physiologiques et spirituelles), mais aussi l'élan vers la recherche de nouvelles informations (curiosité, exploration) étaient aussi liés à la dopamine.
Il a été observé que les malades de Parkinson suivant un traitement riche en dopamine avaient un intérêt grandissant envers l'environnement qui les entoure et les activités artistiques, recréant chez eux un élan, un désir et une curiosité : autant d'éléments nécessaires à la création. Hans Eysenck suggère que les différents ratios sérotonine/dopamine expliquent la divergence des comportements cognitifs et que seul le ratio moyen fort permet de créer.
Suite à un mécanisme dans lequel interviennent le thalamus (zone cérébrale relais entre les sens et la réflexion) et la molécule DRD2 qui transporte la dopamine, les neurones du cortex pré-frontal sont inhibées et filtrent les informations extérieures. Si le taux de molécule DRD2 est faible, alors moins de neurones liées avec l'extérieur sont inhibées et il est probable que le rôle de filtre du thalamus s'en trouve diminué, ce qui a pour conséquence une plus grande réceptivité du cerveau face à l'environnement extérieur.
Le sujet est alors plus sensible à ce qu'il voit, touche et ressent. De la même manière, les idées et les connexions divergentes affluent d'avantage que chez les personnes disposant d'un taux plus élevé de récepteurs D2. Des études récentes ont démontré que les individus créatifs, tout comme les schizophrènes ont un taux de DRD2 plus faible que la majorité. Dopamine, DRD2, Thalamus et cortex pré-frontal seraient donc les acteurs de l'inhibition latente.
Aristote disait que "les hommes extraordinaires qui excellent en philosophie, en poésie et en arts sont manifestement mélancoliques" (R. y M. Wittkower, 1992). Pendant la renaissance l'idée selon laquelle la mélancolie (caractéristique du trouble maniaco-dépressif) était consubstantielle à la créativité a perduré. Un exemple assez clair de cette croyance est la gravure du peintre allemand Durero, Melancholia. Des chercheurs d'Harvard ont cependant découverts un lien entre créativité et troubles maniaco-dépressifs.
Le cerveau est un système vivant extrêmement complexe et les recherches neurobiologiques sur la créativité sont encore minces. Cependant, ces dernières années, des études concordent sur l'existence de liens entre la créativité et les troubles schizophrènes et bipolaires.
Certains traits de la schizophrénie comme les connexions divergentes sont aussi les traits d'une créativité développée. Il en est de même de l'étude des styles de vie de personnes maniaco-dépressive et de créatifs : sommeil limité, hyperactivité, alerte constante, profondeur émotionnelle au delà des normes et perception de tous les possibles de la vie. L'étude du cerveau et des récepteurs de dopamine (D2) a montré des ressemblances entre les systèmes de sujets créatifs sains et ceux de schizophrènes.
La ligne semble dont être très mince entre créativité et maladie mentale. Le goût des plaisirs développés par la dopamine peut s'emballer et devenir obsessionnel. Qu'est ce qui permet aux individus créatifs "sains" de se protéger des troubles pathologiques ? Disposent-ils d'une plus grande force pour gérer leurs potentiels créatifs provoqués par leurs profils psychologiques ?